Est -ce la faute des « voitures » ?

Non, c’est dû à l’usage que l’on nous en fait faire, et à l’espace qu’on construit méthodiquement pour cela.

Une route traverse une zone habitée. La circulation qu’elle permet est une nuisance, génère du bruit, de la pollution, du danger, mais c’est aussi une chance pour les quartiers qu’elle traverse, car la circulation est un des éléments clés de la vie des quartiers, et de leur animation. C’est la chance de structurer le tissu autour d’une avenue : en dépit de toutes ces nuisances, une vie urbaine intense peut régner sur les bords d’une avenue, avec des terrasses de café, des vitrines, de bonnes adresses professionnelles ou commerciales, des carrefours à feux, des passages piétons nombreux, des possibilités de stationnement en bord du trottoir ou sur des contre-allées, des stations de transports en commun, et un mélange subtil des voitures et des autres modes de déplacement (à pied, en vélo, en 2 roues motorisés).

Mais on peut considérer qu’il est dangereux de se croiser, de traverser, et de s’arrêter. On peut penser que l’on ne doit pas faire confiance aux gens pour être raisonnables : ni aux conducteurs (ils vont rouler trop vite, griller les feux…), ni aux riverains (ils vont traverser sans regarder, etc.). On déclare alors : il faut sécuriser tout cela. Il faut prévoir le pire, il faut empêcher matériellement les comportements dangereux, avec des giratoires, des bretelles, des passages dénivelés, des glissières… On prévoit, on empêche : ceux qui vont trop vite aboutiront dans le monticule tampon au milieu du giratoire, c’est fait pour cela ; on enlève les arbres d’alignement qui pourraient tuer, ou on multiplie les glissières

Comme ce serait dangereux et cela ralentirait la circulation, on empêche qu’un conducteur puisse ralentir, longer le bord de la chaussée, et y rechercher quelque chose : une boutique, une adresse, une place de stationnement par exemple. On préfère que les automobilistes roulent sur des routes, se fient à la signalétique, et « prennent à droite au prochain giratoire » pour ensuite se garer dans un parking. Pas d’entrées directes, pas de possibilités de s’arrêter devant. On annihile ainsi toute possibilité d’arrêt inopiné, impromptu, qui est pourtant une des clés de la vie urbaine. Car ce sera plus sûr de rentrer par-derrière, au prix d’un détour. Tant pis si par là même chacun est encouragé à foncer, vu l’ambiance « route ». Tant pis si les panneaux publicitaires et les enseignes prolifèrent, et s’il faut se garer dans des étendues de parkings. Et tant pis si tout le monde est puni.

Un processus pervers est à l’œuvre : les routes sont conçues pour tenir à distance les installations riveraines qu’elles desservent, mais comme elles les desservent, elles les attirent. Dès que l’urbanisation commence à « prendre » autour d’une route, au lieu de se réjouir et d’assumer cette urbanisation qu’elle provoque et qui vient l’enserrer, on prétend dégager la route de ce qu’elle génère, et on refuse de la métamorphoser en avenue. Il en résulte une forme d’urbanisation bien connue, souvent qualifiée de paysage de périphérie, ou d’entrée de ville. Cette forme d’urbanisation est considérée en général comme « chaotique ». Mais elle ne l’est pas : elle est programmée, organisée, construite de manière rationnelle, en conformité avec des règles et des procédures simples, voire simplistes, celles de la circulation routière et de l’urbanisme. Ce qui est chaotique, ce n’est pas ce mode d’extension, ce sont ses effets : l’absence de vie urbaine dans ce qui aurait dû être un de ses lieux stratégiques.

« C’est pas le quartier, dit un habitant, c’est une route pour les bagnoles, point à la ligne. On habite d’un côté ou de l’autre. Les gens se fréquentent pas entre les deux côtés… si ça coupe les gens en deux ? Ah ça oui ! ». Rose Marie Royer-Vallat, ALFA enquête auprès des acteurs, pour le GPU d’Aulnay-sous-Bois, juillet 1994, note : p 17. Cf. le chapitre « Des rues dans un grand ensemble ? » Les routes en place des rues ont cet effet paradoxal : pour nous relier au distant elles nous séparent du proche. Elles « coupent en deux », ce qu’elles pourraient réunir autour d’elles.

Quand on se retrouve coincé dans des tuyaux lisses, entre les merlons herbeux, dans la forêt des panneaux indicateurs ou des enseignes, en bord de route, seul l’arrêt d’urgence est envisageable. Sinon il faut attendre. Des stations-service peuvent fournir une occasion d’arrêt, sorte de reliquat en self-service du café-tabac. L’accueil se fait parfois à travers des guichets blindés. Ou bien même, il n’y a plus personne : on a affaire à un simple automate.

On a aussi le bonheur, parfois, de trouver un camion de pizza. Sur un lopin délaissé de l’espace routier, il nous offre un fragment d’humanité… Juché sur un tabouret, appuyé sur la tablette de l’échoppe précaire, nous regardons travailler l’individu débrouillard qui a su intégrer un four à bois (ses briques réfractaires, son tuyau de poêle, sa réserve de bois) à son vieux camion. Le pied sur le pneu, nous pouvons songer à la folle logique qui a réorganisé l’étendue, et contempler le désert peuplé parcouru par les voitures, où ne subsistent dehors à l’air libre que les laissés pour compte, ceux qui, trop jeunes, trop vieux, trop pauvres, n’ont pas de voitures : les « clients captifs » des transports en commun. Ils attendent muets dans les abribus, adossés aux images provocantes des publicités.
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reconquérir les rues nicolas  soulier

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