DES PROCESSUS FERTILES

Dans un contexte différent à l’étranger, des exemples nous montrent que de banales rues résidentielles sans commerces peuvent être très vivantes. On constate que de ce fait l’on y est en sécurité : les enfants jouent dans la rue, les clôtures n’ont pas d’enjeu défensif. On constate également que les habitants contribuent à produire leur rue et à la prendre en charge. La rue en est métamorphosée.

En voici une évocation:
Dans cette rue, les habitations riveraines ont été construites récemment. Les habitants ont emménagé et l’habitat n’est déjà plus le même en quelques années. Là, où après le chantier il n’y avait rien, on trouve de nouveaux éléments. Un arbre transforme l’espace de la rue. Une glycine a envahi une treille. Cette entrée est plus accueillante : on a installé un abri à claire-voie pour les vélos et les boîtes à lettre, une tablette où poser son sac pour prendre sa clef. Une haie s’est développée qui protège des regards indiscrets ce rez-de-chaussée et dissimule l’abri de ces poubelles; une vigne vierge palissée tapisse cette façade, où ont été rajoutés un balcon, un auvent, des stores... Les espaces devant les façades d’entrée ressemblent un peu à des jardins. On y laisse des jouets ou des affaires. Des chats, des chiens, des oiseaux s’y plaisent. Des emplacement ont été aménagés qui permettent de livrer, réparer, stocker, bricoler. Des bancs ont trouvé leur place, pour regarder les passants ou les enfants jouer, ou pour musarder. Des vélos s’accumulent.

Du fait de ces plantes, de ces ajouts, de ces activités, ce n’est plus la même habitation, ce n’est plus la même rue. Une véritable production a eu lieu après que les bâtiments ont été construits. Chaque riverain a continué à aménager à sa façon sa relation à la rue. Toutes ces petites modifications accumulées ont eu de grands effets. Et au fil des saisons la scène change.

Tout cela n’était pas fait au départ, mais ici tout était fait pour que cela puisse arriver


Deuxièmes chantiers

Je propose la notion de « deuxième chantier » pour désigner ces processus productifs qui se greffent sur l’habitat au fil du temps et le métamorphosent. Quand rien ne se passe, et que rien ne pousse, c’est que les deuxièmes chantiers sont impossibles. Les années passent, rien ne bouge. L’ habitat est figé, il est stérilisé.
Quand les deuxièmes chantiers peuvent avoir lieu, notre habitat évolue : il continue à se construire. Les deuxièmes chantiers peuvent s’avérer très productifs. Les plantes, si elles disposent d’un peu de place, sont de grandes alliées, non pas parce qu’elles sont vertes, mais parce qu’elles produisent une part de notre habitat en quelque sorte à notre place, quasi toutes seules, spontanément, gratuitement. Et les animaux participent eux aussi à leur manière à la vie de nos rues. Si nous pouvons nous activer en bord de rues, aménager et modifier l’espace devant nos façades, prendre soin de nos plantes et animaux familiers, même de manière minime, nous produisons alors une part parfois décisive de l’architecture de notre habitat. De ce point de vue on pourrait dire que l’habitat est fertile.


La spontanéité

Les deuxièmes chantiers sont donc doublement spontanés. S’agissant des plantes et des autres apports de la nature, ils sont spontanés, au sens de ce qui se fait de soi-même, qui croît naturellement, comme un arbre. S’agissant de nous, c’est également « de manière spontanée » - au gré de nos inspirations et nos désirs - que nous préférons accompagner ces processus. Jardiner la flore et domestiquer la faune, bricoler et transformer notre habitat, utiliser l’eau et l’air, nous le faisons de notre propre initiative, selon notre propre volonté, de manière créative et naturelle, si nous n’en sommes pas entravés ou empêchés. Le mot spontané évoque aussi ce « qui échappe aux règles établies, aux prévisions calculées, improvisé, sauvage ». Cela correspond bien à la dimension toujours hasardeuse de ces processus au fil du temps. Hasardeuse ne voulant pas dire dangereuse.


Marges de manœuvre

Pour libérer ces processus spontanés, il faut disposer de marges de manoeuvre du côté de la rue. Il ne s’agit pas seulement de façades, il s’agit du terrain qui est devant la façade, du trottoir devant chez soi, et de ce qui s’y passe. Ces espaces forment l’interface entre les deux systèmes distincts qui caractérisent une rue : la voie de circulation d’une part, et les riverains d’autre part. En quelques mètres, parfois en quelques centimètres on passe du très public au très intime. Cette interface forme une part vitale de notre habitat, mais étrangement on ne sait comment nommer ces terrains de bord de rue qui sont devant nos façades, et forment les « fronts » de nos rues. On constate que l’on ne dispose pas de terme adéquat. Pour disposer d’un outil permettant de mieux prendre conscience de l’enjeu et d’en débattre, je propose pour désigner l’espace devant la façade d’entrée d’un riverain, dans une rue, d’utiliser le terme frontage.


Les frontages

Frontage est un terme français tombé en désuétude, que les Québécois utilisent, et dont les Américains font un usage courant en urbanisme. Une bonne part de ce livre est consacré aux frontages comme des éléments clés de la vie de la rue. Pour comprendre ce qui se joue dans les frontages, j’ai rassemblé un échantillonnage de frontages très divers dans des rues en Allemagne, en Hollande, à Londres, à Montréal, aux Etats Unis, au Japon...
Ces frontages nous le verrons peuvent parfois être malmenés et stérilisés - il ne s’y passe rien- : on les utilise comme parkings, comme aires pour les poubelles, on y met une verdure figée (une pelouse, des plate-bandes qui servent de tampon), on occulte les limites par des rideaux ou des écrans ( des haies de thuyas, des barreaudages sans claire-voie), on condamne les entrées...
Parfois au contraire ils sont l’objet de soins attentifs de la part des riverains, et sont actifs : des deuxièmes chantiers s’y déploient, une vie riveraine s’y manifeste.
Cela dépend de multiples facteurs. Pour mieux les connaître je propose une revue de quelques unes de ces actions entreprises par les riverains et les autorités publiques, qui selon les cas stérilisent, protègent ou réactivent les frontages.


Principe de l’étagère

L’habitat le plus soigneusement conçu s’avère inadapté aux scénarios de vie et aux situations imprévus, sauf s’il laisse des marges de manoeuvre à ses habitants et si les deuxièmes chantiers peuvent se déployer pour l’adapter. Notre habitat est alors une production continuée, évolutive, vivante, et non pas un produit fini et figé qu’il ne faudrait qu’entretenir, ou démolir s’il ne convient plus. Transformer, réparer, améliorer : ce processus de réinvention propre au vivant est une clef pour construire un monde plus habitable. C’est aussi une clef pour s’approprier réellement son habitat. Pour ces raisons je pense que l’architecture de l’habitation doit être de ce point de vue non-finie, en attente, telle une étagère que l’on vient remplir, où les frontages sont disponibles pour agir.


Partage modal de la voirie et déplacements actifs

Pour restaurer l’ambiance des rues, il faut maîtriser la circulation et le stationnement des voitures. Il s’agit de la conception des voiries et du code de comportement des conducteurs. Je consacre un chapitre qui récapitule les enseignements de nombreuses expériences menées notamment dans des villes européennes. Elles nous montrent qu’il faut redonner toute leur place à la marche à pied et au vélo, ce qu’on appelle les déplacements actifs, et viennent confirmer que c’est non seulement possible mais nécessaire, étant en fait la seule solution durable. Le partage de la rue, plus exactement le partage modal de la rue ( le partage de la voirie entre les différents modes de déplacements ) doit être rééquilibré au profit des modes de déplacement actifs. Les rues doivent être marchables et cyclables. Changer nos manières de circuler n’implique pas de grands bouleversements, mais toute une organisation cohérente (des stationnements et des circulations, des transports en commun, des réseaux) qui libèrent les mesures locales, et les choix individuels.


Partage frontal de la rue et frontages actifs

Pour reconquérir les rues, rééquilibrer le partage modal ne suffit pas. Un autre partage de la rue est en jeu, entre ceux qui habitent au bord de la rue - les riverains- et ceux qui circulent dans la rue- les passants. On peut l’appeler le partage frontal de la rue, puisqu’il se joue dans les frontages. Il faut rééquilibrer le partage frontal de la rue, en s’intéressant à leurs frontages. Réactiver et reconquérir nos rues, et en refaire un élément à part entière de notre habitat, ne nécessite pas d’un point de vue spatial forcément de grands moyens, ni d’actions spectaculaires. Redonner de la place dans nos rues aux riverains et prévoir des frontages changerait nos manières d’habiter la rue : cela ne porte que sur de minces bandes de terrains en bord des rues.


Accompagner l’autoproduction des rues

Accompagner l’autoproduction est une expression de travailleurs sociaux. Cela signifie aider les gens à produire par eux-mêmes une part de ce qu’ils utilisent ou consomment. Concevoir une rue et ses architectures riveraines de manière à assurer d’un point de vue spatial l’équilibre des partages modal et frontal est nécessaire, mais cela n’est que la moitié du travail qui nous incombe, si nous voulons que les deuxièmes chantiers prospèrent et que la vie sociale informelle de la rue se développe. Pour être possible, cette autoproduction de l’habitat doit être accompagnée par la collectivité. Il s’agit de préparer non seulement l’espace mais aussi les esprits, de transmettre des savoir-faire, et d’aider à résoudre les problèmes sociaux propres aux relations de voisinage. Accompagner ne voulant pas dire faire à la place de, mais aider à faire.
Quand on est confronté à un habitat stérilisé, la tâche est ardue, car il faut restaurer des compétences, inventer des traditions, faire évoluer des mentalités. Mais elle est nécessaire. Une fois que la vie sociale informelle de la rue a pu reprendre racine, l’autoproduction que représentent les deuxièmes chantiers peut marcher plus ou moins toute seule. Cependant sous une forme ou sous une autre un accompagnement sera toujours nécessaire: il s’agit d’action sociale, de contrôle, de médiation, d’incitation, et d’aide.
Veiller aux deuxièmes chantiers rend possible une autoproduction qui contribue pour une part importante à l’habitat, part qui peut s’avérer nécessaire pour construire un habitat convivial et vivant, Cette part peut devenir un élément substantiel de l’existence de chacun, et représenter un enjeu économique important en période de crise.


La part des plantes - jardiner en public.

Pour tempérer les conflits et permettre les partages dans les rues, on constate que les plantes sont des alliées incomparables. Elles interposent dans nos existences quotidiennes leur rythme, leur fertilité et leur présence calme et vivante. Elles nous aident et introduisent un élément d’un autre ordre au sein de la rue : l’ordre des processus spontanés de la nature. Notre habitat est aussi leur habitat.
Pourquoi interpose-t-on un jardin entre la façade et la voie ? En anglais ou en allemand, le seul mot disponible pour frontage est « jardin de devant » (front garden / vorgarten) : signe qu’il est difficile d’imaginer se passer du pouvoir des plantes en bordure des rues, et de ne pas voir dans les frontages d’une manière ou d’une autre des jardins.
Beaucoup de rues se passent de plantes, d’arbres, et de jardins riverains. La vie sociale informelle spontanée y prospère sans en avoir besoin. Mais quand la situation est difficile, quand la vie de la rue est stérilisée, jardiner en public son frontage peut devenir un enjeu stratégique.
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