Vauban et Rieselfeld, on le voit, sont le résultat de profondes remises en cause des démarches d’urbanisme des années 1980. Une large part d’autonomie et d’autoorganisation a vu le jour. Le leitmotiv n’est pas : « on ne peut pas faire confiance », mais au contraire : « on doit faire confiance », tant aux initiatives des habitants, qu’aux initiatives de groupes de travail locaux ad hoc. Tout une évolution qui a permis de changer de mentalité, et d’inscrire sur les murs les paroles de Fifi Brindacier « Fais le monde comme il te plaît ».

Pourquoi chez nous serait-ce impossible ? Pour l’heure, le contraste est assez saisissant, et on comprend le blues de nos responsables, dans la mesure où ils voient concrètement ce qu’ils pourraient être tentés de faire, mais estiment qu’à leur retour « ce sera impossible ». Ils savent qu’ils devront appliquer des décisions tombées de trop haut, sur lesquelles ils n’ont pas prise. Ils pensent qu’ils ne pourront pas non plus créer ou accompagner des processus à partir du terrain, à partir des gens. À Fribourg, leurs interlocuteurs leur ont bien dit : « Tout est né des gens : parce que le chemin compte autant, sinon plus que le résultat ». Nos responsables peuvent penser que ce qui est une des conditions du succès, la confiance dans les gens, est bloqué chez nous, car les initiatives qu’ils ont parfois prises ont souvent échoué, et personne ne leur a su gré des efforts qu’ils ont pu déployer, bien au contraire. Ils sont la plupart du temps désenchantés ou désabusés. Tout leur paraît impossible.

Voici un constat de cette situation, formulé par un élu municipal de la banlieue parisienne : C et élu municipal - Richard Merra - s’adressait en 2010 à des étudiants en architecture, accueillis par la mairie de Genneviliers (92). Les citations qui suivent correspondent aux notes que j’ai prises lors de cet entretien.


Un système ahurissant

« L’équipe municipale dont je fais partie réalise qu’elle est confrontée à un système ahurissant. Ce système est l’ héritage de l’urbanisme fonctionnaliste des années 1960 et 1970, avec ses grands ensembles isolés, son zoning, qui a conduit à une ville en morceaux et à une logique sectorielle d’urbanisme de quartier. C’est aussi un héritage de la crise des années 1980 avec la disparition des industries en ville, bases de la fierté populaire et de la communauté ouvrière. Le tout est aggravé par la conception française du logement social, à savoir un système national rigide qui pousse à la ségrégation et qui ne permet pas aux gens de se sentir chez eux. Les habitants ne peuvent pas s’engager dans des travaux d’appropriation ou des projets de vie. Quand on veut modifier son appartement on découvre que c’est impossible, et dès que la famille s’agrandit ou se rétrécit, on est censé déménager. Donc mon logement n’est pas à moi, et je ne peux rien y faire. Alors tout se reporte sur la voiture, produit non durable, mais dont je peux dire qu’il est “à moi”. Et chaque locataire vit alors avec l’idée : “je vais partir d’ici ”.
Enfin s’ajoutent les effets de la mondialisation et de l’immigration, avec au final des comportements d’habitants ou d’usagers déroutés, qui n’ont pas les mêmes notions de respect des voisinages, et pour lesquels il semble que l’espace public n’a pas de valeur. »


La notion d’appropriation a basculé

Ayant rappelé ainsi le contexte de l’action municipale, cet élu pointe le fait suivant : « Dans ce système ahurissant, la notion d’appropriation a basculé. Pour les responsables municipaux maintenant, ce mot désigne en fait les appropriations non désirées et non désirables. Beaucoup d’exemples d’interventions, d’innovations, qui sont vues a priori comme de “bonnes idées”, se révèlent échouer, par leurs effets induits non prévus. Par exemple quand des dealers, des pré-ados ou ados violents vandalisent les lieux et se les approprient sans partage avec les autres habitants. En voici quelques exemples. Une “coulée verte” à travers la ville ? Une belle promenade, mais dès le début elle est appropriée par des bandes, alors personne n’y va. Tout se ferme, pourquoi l’avoir faite ? Un square est l’objet d’appropriation indésirable ? on modifie le square (on enlève les buissons, plus de transparence pour qu’il n’y ait plus de dealer) mais en fait cela se révèle pire, ce sont des préados qui foutent le bordel, préados que les dealers écartaient pour faire le business tranquille ; maintenant ils ont le champ libre. Un centre d’arts martiaux, où l’on est censé se défouler, s’apaiser et se former ? mais en sortant on se prend pour des Rambos et on casse les abri-bus. Une rue fermée à la circulation devant une école suite à une consultation des habitants ? Mais vu les “appropriations” cette rue s’avère devenir dangereuse, infréquentable.

Tout ceci amène les politiques, les techniciens, à être extrêmement frileux, et à refuser toute initiative spontanée aux habitants car ils ont en tête les « appropriations » possibles à redouter, les effets pervers, les échecs qu’ils ont déjà connus, et ils ont tendance à penser : “t’es gentil avec tes histoires, mais les gens ne sont pas éduqués comme tu penses”, “c’est le rêve ton truc, mais ce projet, c’est pour les bobos, les bacs +5…”

Sans cadre de vision, de compréhension, et d’action d’ensemble, les services, les administrations, les politiques tentent de résoudre au cas par cas les problèmes, comme s’il ne s’agissait que de problèmes ponctuels, alors que sans doute ils sont structurels… il en découle souvent un sentiment d’impuissance. Tout devient impossible, impensable.

Et en plus, au niveau municipal, le maire se retrouve responsable de tout, au pénal : tout devient difficile, pour des raisons de sécurité, d’assurance. Il ne s’agit plus alors que d’éliminer les “dangers”… au risque de s’enfoncer toujours plus dans un système où tout devient impossible, car tout paraît dangereux. »

Dans un tel contexte, on peut comprendre que des responsables désabusés en viennent à considérer que refaire des rues vivantes soit impensable. Effectivement, à court terme, refaire des rues est difficile. Il faut gérer les problèmes d’appropriation qui vont surgir immédiatement, amorcer des processus de redressement, se confronter aux inconduites des conducteurs ou aux incivilités des habitants. Si comme à Aulnay-sous-Bois ou Viry-Chatillon les partenaires publics ne réaffirment pas la nécessité de mener à son terme une expérimentation qui peut paraître périlleuse, l’idée de rue est vite enterrée : il est tellement plus simple d’adopter celle des enclos sécuritaires dont, à court terme, les démarches de sécurisation sont relativement faciles à mettre en œuvre. Elles sont financées et plébiscitées puisqu’elles apportent une amélioration immédiate. Les habitants sont ravis qu’on leur livre clé en main des résidences et des routes apparemment plus sûres, même s’ils se retrouvent quand ils sortent de chez eux « enfermés dehors », et qu’à long terme sécurisation ne veut pas dire sécurité.

Une autre source de blocage provient de l’extrême rigidité des décisions qui se veulent applicables partout sans exception. « Le gouvernement dit “giratoire”, et d’un seul coup il en faut partout. », pourrait-on écrire en paraphrasant les urbanistes de Fribourg, à propos de ce qui se passe en France. Pour légitimer ce que l’on impose urbi et orbi, il est tentant d’en faire la solution et de l’imposer partout sur la base d’apparentes démonstrations technico-scientifiques. Cela génère une rigidité supplémentaire, car accepter des solutions différentes, en fonction des lieux, des circonstances, des cultures locales, des propositions, des évolutions imprévues, c’est remettre en cause ce qui est devenu un dogme… Dire qu’un giratoire, à Nîmes, n’est pas la bonne solution, c’est dire que partout en France, ce n’est pas la bonne solution. Alors ça bloque.
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reconquérir les rues nicolas  soulier

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