« J’ai longtemps pensé - comme la plupart - que l’Anglais n’aimait rien tant que sa maison. Or en réalité ce qu’il aime c’est son jardin (...). Dans ce gardening, cette occupation journalière qui n’est ni un sport, ni un travail, ni un jeu, mais où tout cela se rejoint graduellement, tous les Anglais sont solidaires (...). Ils ont, grâce à ce contact avec la nature, acquis une fermeté et un apaisement qui, à l’échelle de plusieurs millions d’individus, feront figure de trait de caractère national (...). Grâce à (ces innombrables modestes petits jardins blottis même contre la maison la plus misérable) l’individu renouvelle jour après jour son calme et son sang-froid (...) l’union constante à la nature transmet de façon invisible une partie de sa sérénité à chaque individu (...) ces plantes qui grimpent le long des murs rongés par le temps détiennent un pouvoir merveilleux. Délicatement elles tissent leur toile autour de nous-mêmes, font leur chemin jusqu’à notre cœur. » Stefan Zweig, Pays, villes, paysages, écrits de voyages - chapitre Les jardins dans la guerre - Stockholm 1943, Paris, Belfond, 1996, extraits.

Pourquoi interpose-t-on un jardin entre la façade et la voie ? Pourquoi penser parfois qu’un frontage ne saurait être autre qu’un jardin : tant en anglais qu’en allemand, on ne sait désigner les frontages que comme des « jardins de devant », tout comme à Chypre ou au Japon on ne saurait se passer de plantes en pots au seuil des maisons. Peut-être est-il si difficile souvent de se passer du « pouvoir merveilleux » des plantes en bordure des rues, qu’on ne pouvait imaginer que les frontages ne fussent d’une manière ou d’une autre des jardins.


Les frontages et la vie de la rue : jardiner en public

Aucune ligne de partage artificielle ne s’impose dans une habitation entre lieux intérieurs et jardin. Les espaces extérieurs, les jardins, les cours, peuvent être des espaces majeurs d’une l’habitation, et les arbres et les plantes des éléments à part entière de son architecture, des matériaux vivants. Un jardin peut être une part essentielle de notre habitation, incorporée à sa conception.

De nombreuses architectures traditionnelles sont organisées sur de tels principes (par exemple la maison traditionnelle japonaise), principes que les architectures modernes peuvent mettre en œuvre avec de nouveaux moyens.

Souvent il s’agit de jardins « intérieurs », non pas au sens d’espaces clos et couverts, mais d’espaces protégés des regards des passants: des patios, des jardins secrets ou intimes, protégés par des murs, ou par leur situation isolée dans un paysage.

La stérilisation des rues a depuis pris de l’ampleur, et donne une importance particulière à cet autre jardin de l’habitation qu’est le jardin de devant - le vorgarten ou le front garden - le jardin de frontage, le « jardin public » de l’habitation. C’est peut-être lui maintenant qui doit faire l’objet de toute notre attention. Certes beaucoup de rues se passent de plantes, d’arbres, et de jardins riverains. La vie sociale informelle spontanée y prospère sans en avoir besoin. Mais quand la situation est difficile, quand la vie de la rue est stérilisée, les jardins de frontage peuvent devenir un enjeu stratégique.

On peut voir dans les frontages le sol dans lequel poussent les racines d’une partie des relations sociales, la « vital part of casual public life » qu’identifie Jane Jacobs. Quand les frontages sont stérilisés, alors qu’ils forment en quelque sorte le sol de la vie de la rue, les habitants se retrouvent dans une situation similaire à celle des paysans confrontés aux sols que l’agriculture intensive a stérilisé, ces sols morts dont certains microbiologistes Claude et Lydia Bourguignon,
Le sol et la terre, et les champs, éditions Sang de la terre, Paris 2002.
prennent soin. Pour régénérer un sol mort, mince couche d’environ 30 cm où se rencontrent le minéral et l’organique, ces microbiologistes conseillent aux cultivateurs d’utiliser des débris de végétaux et de multiples techniques alternatives aux labours et aux épandages chimiques. De manière semblable, quand les frontages sont stérilisés, pour réamorcer dans ces minces couches spatiales les processus de l’écosystème de notre habitat, nous devons sans doute être des « micro-urbanistes », et conseiller de cultiver les frontages, et d’utiliser les plantes.

Il nous faut reconstituer la fertilité de cette interface située entre les profondeurs de la vie en privé, et les espaces aériens de la vie en public. Restructurer un sol en agriculture, c’est une entreprise de longue haleine. Il en est de même pour la rue. Pour dé-stériliser les frontages de nos habitats, les fertiliser, il faut à l’évidence être attentif à toutes les ressources et à tous les moyens à notre disposition. Pour cela, les arbres, les arbustes et les autres plantes, qu’elles soient grimpantes, tapissantes, adventices, vivaces ou annuelles, sont précieuses. Nous pouvons les associer aux vélos, aux jouets, aux bancs, aux tablettes, aux pot, aux abris de toutes natures, aux eaux pluviales, aux niches des animaux.

Toutes ces vies spontanées et ces occasions de deuxièmes chantiers peuvent coexister et s’épauler fructueusement. Sans ces plantes, sans ces processus subtils, les frontages et leurs rues risquent de demeurer stériles en dépit de nos efforts.

C’est bien le sens de la démarche des « Friends of the Urban Forest » - régénérer la vie de quartier en plantant en public -, des « Full Frontal Edible Gardens »

- cultiver un potager en public devant chez soi -, des luttes pour sauvegarder les « front gardens » ou les rues du Viertel. C’est l’esprit de la conception des rues neuves de Fribourg, et des traditions ancestrales des seuils plantés, des tours de volet, et des jardins de pots sur la rue. Jardiner les frontages, c’est contribuer à former dans les rues un humus spatial propice à la vie intriquée des riverains et des passants.



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